Alors que nous annonçons avec fierté des résultats apparemment très positifs comme une croissance de x%, ou un revenu moyen ou médiant ayant augmenté de tant, ou une richesse globale dépassant un nouveau seuil, force est de constater que jamais nous n’avons dû dépenser autant pour l’aide sociale. Étrange paradoxe!
La lutte contre la pauvreté, quelque soit sa manifestation chômage pur et simple ou précarité du travail ou statut de working-poor ou encore … , appartient aux thèmes récurrents et centraux des débats politiques aussi bien dans notre petite Helvétie que dans le reste du monde.
Si l’on étudie un peu les solutions proposées par la gauche ou la droite classiques, on constate que d’une manière générale l’accent est mis sur l’idée de hausse des revenus. Mille et une solutions, quelques fois très créatives, sont imaginées pour soit favoriser, stimuler, encourager, voir même forcer une hausse des salaires. On oppose souvent création de richesse (plutôt à droite) contre re-distribution (plutôt à gauche).
Le minuscule problème, que tout le monde semble avoir oublié, reste que cela ne sert strictement à rien si le coût de la vie progresse dans la même proportion ou pire davantage.
Je suis certainement favorable à la création de richesse si elle ne s’obtient pas au détriment de l’environnement et partant des générations futures, et tout autant favorable à une redistribution équitable et appropriée, tant et aussi longtemps que l’on ne tombe pas dans la spoliation et l’injustice crasse.
Mais peu importe, les faits sont têtus si votre salaire a augmenté de CHF 2’500.– à CHF 3’000.– et que dans le même laps de temps le kg de pain est passé de CHF 2.50 à CHF 3.50 votre situation ne s’est pas améliorée. (bien sûr, il s’agit ici d’une approche très simplifiée, mais seuls les esprits chagrins feront semblants de ne pas me comprendre)
Plus je pédale moins vite, moins j’avance plus fort ?!?!?
Or voilà l’indice des prix à la consommation ne reflète pas la réalité des couches inférieures de la population, ni même peut-être la réalité tout court. Un petit exemple édifiant : dans le mix de biens et services censés représenter le panier de la ménagère, vous trouvez une position couvrant l’électronique courante (ordinateur, téléphone mobile, ….), or le calcul prend en compte que l’ordinateur que vous achetez en 2014 est 2* plus puissant que celui de 2012 et donc à prix strictement égal, le calcul de l’indice se réalisera en prenant en compte une baisse de 50% de la position “informatique”, alors bien que lorsque vous êtes chez votre revendeur IT vous ne pouvez pas “couper” en deux l’ordinateur au prétexte que la moitié de sa puissance vous suffirait. Sans même parler de ce que je vous décrivais dans mon dernier post sur l’obsolescence programmée http://www.famillejospin.ch/ouvrirlesyeux/?p=576.
La douloureuse conclusion de ce qui précède correspond à dire que la classe la moins favorisée de la population peut se trouver dans une situation plus pénible que précédemment tout en se faisant dire que sa situation devrait quand même s’être améliorée puisque les statistiques générales l’affirment. Quelques signaux semblent ici tout de même assez clairs. Il y a d’abords ce bruit de fonds dans la vox populi comme quoi une fois que l’on a payé ses impôts, sa caisse maladie, son loyer, plus quelques autres incontournables il ne reste plus grand chose dans le porte-monnaie. Les médias se sont aussi récemment fait l’écho d’une augmentation importante des charges de l’aide sociale.
On évite de trop parler de cette partie réellement complexe du problème, car peu vendeur sur le plan politique, mais de fait presque personne n’ose nier la réalité de ce phénomène. En conséquence, il y a aujourd’hui une quasi unanimité sur l’échiquier politique sur la nécessité d’avoir de la croissance pour en quelque sorte gagner une certaine paix sociale. Tout notre système économico-politico-social a été conçu dans cette optique. On peut même parler d’enjeu majeur puisqu’à pratiquement chaque décision, ou votation populaire pour nous autres helvètes, on s’inquiète en premier lieu de savoir quel impact cela aura sur la croissance.
Si on “retourne la crêpe” de notre problème pour voir quelle est l’aspect de l’autre face, on est obligé de constater que nous sommes gentiment en train de la carboniser cette partie cachée pour que la face visible se présente en apparence au mieux.
Pour que le filet social global mis en place tienne, il nous faut de la croissance, y compris une croissance de la population. Non seulement cette croissance, et tout spécialement de la manière dont nous l’obtenons au jour d’aujourd’hui, endommage gravement notre environnement et donc celui de nos descendants mais en plus une dépendance manifeste et de plus en plus aiguë rend tout ajustement du système hautement périlleux aussi bien politiquement, qu’économiquement et socialement. Il me semble que parler de fuite en avant n’est pas une exagération.
Si nous désirons sincèrement faire quelque chose de bien pour les défavorisés présents et futurs, il est essentiel de travailler deux aspects de nos équilibres sociétaux :
– soit premièrement réussir à mettre en place une société dans laquelle la croissance est un bonus non indispensable, et
– simultanément maintenir une possibilité de vivre décemment à un niveau de coût correspondant aux salaires planchers de notre population.
Si l’idée de base reste relativement simple, malheureusement sa concrétisation relève, aujourd’hui, un peu de l’utopie. Toutefois, ne pas prendre le chemin qui peut nous mener à un tel résultat serait une erreur majeure. Car, augmenter la pression dans un chaudière sans limite, ne peut conduire qu’à un seul résultat : l’explosion de la dite chaudière.
Des pistes existent et certaines font même déjà l’objet de débats mais en général pour d’autres raisons que celle de lutter contre la pauvreté stricto sensus. Elles possèdent pourtant toutes une qualité évidente dans l’optique de soit ne “pas trop charger le bateau” ou de garantir sa durabilité (ce deuxième aspect correspondant à ne pas trop le charger non plus mais à futur). On pourrait citer par exemple :
- Repenser notre système de santé publique pour privilégier l’augmentation des années en bonne santé plutôt que l’augmentation tout court.
- Flexibiliser notre système de prévoyance vieillesse pour permettre, voir inciter, à ceux qui le peuvent ou le souhaitent de conserver une part d’activité plus longtemps qu’actuellement.
- Bien évidemment basculer notre société de consommation vers une société d’investissement comme l’appelait mon post sur l’obsolescence programmée cité ci-dessus.
- Révolutionner notre agriculture en lui faisant intégrer les concepts de la permaculture, car épuiser nos sols et nos biotopes équivaut à gravement appauvrir nos enfants et tout ceux qui suivront.
- D’une manière générale concevoir nos utilisations des ressources naturelles comme des cycles devant être fermés!
- Réorienter la taxation fiscale pour cibler les impacts sociaux ou environnementaux de la création de richesse plutôt que la création de richesse elle-même.
- Et bien d’autres encore …
Toutes ces mesures, et parfois contrairement aux apparences, s’attaquent aux causes profondes de la pauvreté plutôt qu’au symptômes. Et la médecine nous a bien appris que lutter contre les symptômes plutôt que les causes ne permettra jamais de guérir vraiment.
Encore une fois, je reste tout à fait conscient que certaines des pistes évoquées relèvent d’un idéal peut-être assez lointain. Mais permettez-moi alors de compléter l’observation et dire qu’il s’agit là d’une raison supplémentaire pour se mettre le plus vite possible en chemin afin d’atteindre le but sans retard. Finalement, la lutte contre la pauvreté relève d’une logique très similaire à la préservation de l’environnement, plus longtemps on cache les problèmes sous le tapis, pire sont les conséquences.
Voilà, j’espère avoir retourné la crêpe une première fois pour vous montrer la face cachée de nos équilibres sociétaux, et ensuite une deuxième fois pour crier que cela n’est pas une fatalité mais qu’un autre chemin existe, différent des pseudos-solutions rabâchées depuis des années qu’elles soient de gauche ou de droite.
Laurent-David Jospin
Très bon post, comme toujours, mais n’y aurait-il pas une 3ème voie, consistant à informer les gens des conséquences de leurs actes, comme on le fait pour la cigarette?
Les personnes qui ont fait des études savent à quel point il est important d’avoir beaucoup de “know-how”, de savoir, de connaissances linguistiques et techniques.
Le problème de beaucoup de personnes est d’avoir cru qu’elles s’en sortiraient avec un niveau minimum de connaissance, puis à 50 ans elles se retrouvent dépassées, inadaptées au monde du travail. Si on pouvait faire prendre conscience aux gens des conséquences de leurs actes, en particulier si on pouvait leur donner envie de tout le temps s’améliorer, de continuellement se former, on aurait alors fait un grand pas en avant.
Bonjour Giovanni,
Ton commentaire est intéressant et soulève une question délicate : si nous formons tout le monde et que plus personne chez nous n’est d’accord, par exemple, d’aller travailler dans les champs où cela nous mène-t-il?
Aujourd’hui nous répondons à cette problèmatique en allant puiser des forces vives dans d’autres pays. Si partons de l’idée que le but de ces autres pays est de ressembler au notre, comment allons-nous répondre à notre besoin lorsqu’ils auront atteint notre niveau et ne seront plus d’accord non plus de réaliser certaines tâches?
Dans d’autres domaines, ce transfert de forces vives est hautement problèmatique sans aucun délai. Exemple : nous manquons d’infirmières et allons donc les “piquer” chez les autres, qui en cascade en manquent aussi. Est-ce juste?
Pour ma part, je considère qu’une société juste doit permettre à tout le monde, même ceux avec les emplois les plus “humbles”, de vivre décemment, simplement certe, mais décemment quand même.
Je pense qu’un changement de philosophie est nécessaire: arrêter de glorifier le “toujours plus”, le “bigger is better”.
Comment inciter les gens à ne pas acheter la voiture la plus grosse qu’ils peuvent se permettre, mais bien la plus petite qui fait encore l’affaire.
Mais j’avoue ne pas avoir de recette pour y parvenir!
Continue tes posts, Laurent, ils sont toujours très instructifs.
Le changement de philosophie serait évidemment souhaitable, mais comme j’y crois très modéremment, la vision développée dans ce blog peut se résumer en “Réalités des Coûts”.
Si on intégre les conséquences externes, comme par exemple le coût du réchauffement climatique dans le litre d’essence, ou l’impact sur la santé des particules fines, alors, et seulement alors d’ailleur, une tendance de fond se mettra en place conduisant à l’avénèment d’une société durable. Et sans durabilité, aucune chance de lutter efficacement à long terme contre la pauvreté!
Bonjour,
Je viens de découvrir votre site et ce post m’a interpellé. Vous parlez d’un consensus politique à se référer en permanence aux impactes qu’auront les décisions sur la croissance. J’ai fait plusieurs recherches et au final je n’ai trouvé aucune réelle nécessité de la croissance. Les arguments avancés ne sont jamais satisfaisants. Vous qui avez apparemment un avis sur la question j’aimerais bien le connaitre.
Bonjour,
Selon mon analyse le problème global provient, entre autres, de nos équilibres sociétaux. Nous avons construit un modèle social dans lequel “on achète” une forme de paix sociale en “donnant le futur”, futur que par essence on ne possède pas encore. La part de notre croissance que nous gagnons grâce à des gains d’efficience ne génère pas de difficultés ou conséquences fâcheuses. Il en va par contre tout autrement de la croissance que nous générons grâce au pillage de ressources non renouvelables.
A mon sens l’équité sociale doit se réaliser à l’interne d’une même génération bien évidemment (entre favorisés et moins favorisés par ex.) mais également au travers du fil du temps entre générations successives (dans l’idée que nous n’héritons pas la terre de nos parents mais l’empruntons à nos enfants). Comme il reste toujours une part d’égoïsme en nous et que les enfants à naître ne votent pas (malheureusement !!!), il va être difficile d’arriver à mettre en place un monde réellement durable.
Au final pour répondre à votre question : dans la société actuelle sans croissance nous arrivons rapidement à une explosion sociale, mais dans un monde juste la croissance ne devrait rester qu’un bonus agréable mais jamais indispensable. On retrouve cette idée dans les concepts de la permaculture.
Ceci mis à part, on pourrait en parler pendant des heures.
J’espère avoir bien saisi votre propos et j’en déduis que la croissance nous est indispensable aujourd’hui car nous avons basé notre modèle de société dessus. Je vous remercie de votre éclaircissement sur un sujet qui me taquinait depuis bien longtemps.
Votre site est une lueur d’espoir dans un monde de plus en plus grisonnant.
Merci pour votre appréciation flatteuse, ce qui reste certain : seul un engagement du plus grand nombre peut réellement contribuer à améliorer la situation.
Votre compréhension de ma vision est bien exacte. Au niveau de mon parti politique, j’ai la responsabilité d’un groupe de travail sur la question de la croissance et j’espère que nous allons bientôt pouvoir publier un papier de position qui permettra de lancer un débat au niveau national sur la question. Mais cela ne s’annonce pas simple ….
Laurent-David JOSPIN